Depuis plusieurs années figure, dans un de mes carnets

Solenn Morel2017

Depuis plusieurs années figure, dans un de mes carnets, une phrase de Novalis, relevée dans Les Fragments (1795-1800) : « La liberté que le poète a dans les liaisons, fait qu’il est illimité ». Intuitivement, j’aimais la manière dont l’auteur rapprochait l’art de la combinaison, de l’agencement qui implique des formes ouvertes et instables, à l’idée de la liberté. Alors que j’ai arrêté de me poser la question de ce que serait un art libre - car justement il échappe à toute définition - je me suis interrogée sur ses conditions, ce terrain fertile dans lequel il pourrait s’exercer, là où les possibles se concentreraient en nombre. Et le titre du recueil de Novalis lui-même apportait un éclairage : Les fragments, relatifs à cette forme qui trouve son accomplissement ailleurs que dans la finalité. C’est peut-être là que se situerait le terreau de l’art libre, dans ce désir de ne pas finir, de jouer encore et toujours. Quitte à ce que l’objet finisse par échapper en partie au contrôle de son propre auteur et s’incarner dans une forme plurielle née d’intentions mais aussi d’intuitions, de surprises et de hasards.

Enrique Vila-Matas, dans son récit Paris ne finit jamais, évoque la joie qu’il peut éprouver à ne pas saisir la signification de ce qu’il lit, à se confronter à l’ambivalence, l’équivoque voire au mystère. En laissant l’histoire volontairement ouverte, le sens échappe également en partie aux auteurs. Pour autant, l’œuvre est construite et cohérente, à l’image d’un tableau de paysage de Monet, par exemple. J’y pense après en avoir fait l’expérience récemment. Les touches de peinture aux couleurs contrastées, isolées les unes des autres, figurent merveilleusement un climat, par la vibration sensuelle de la lumière à travers le feuillage des arbres.

Je m’égare peut-être mais il me semblait que j’approchais, de la manière la plus synthétique, cette relation complexe entre le fragment à la totalité, la dissonance et l’harmonie. Et que penser de l’ornement - en dehors du cadre académique bien-sûr- qui vient se greffer artificiellement sur une forme définie, sans autre fonction que l’embellissement? Le plaisir d’en faire plus relève t-il du geste libre ? A ce sujet, j’ai appris que le dessin des ailes de papillons ne répondait à aucun critère d’utilité, alors que tout portait à croire que la nature parce qu’elle est bien faite, réponde nécessairement à des besoins spécifiques.

La possibilité d’en faire plus, sans forcément exercer ce pouvoir, serait-elle la condition de la liberté ? Il est parfaitement envisageable d’en faire moins et d’en éprouver une satisfaction réelle, seulement ce plaisir serait conditionné à un contexte spécifique où toutes choses seraient possibles.

Alors que le poète exerce son art à travers la possibilité que lui offrent les liaisons, l’exposition réunit des artistes dont les pratiques relèvent d’univers assez différents. C’est une donnée plutôt courante dans la programmation du centre d’art contemporain Les Capucins, qui privilégie les rencontres plutôt que les repas de famille. Cependant même s’il ne s’agit pas d’une exposition thématique, les pratiques des artistes ici, relèvent d’intuitions communes, notamment concernant l’art de la combinaison. Libérés des pesanteurs académiques, ils manipulent les images, les transforment, les associent, multiplient les sources d’inspiration, et passent avec une facilité déconcertante de la sculpture, au plan et l’inverse, sans que la frontière entre les deux soit parfaitement claire. Je pense notamment aux images raidies (des impressions sur supports métalliques) d’Éléonore False et aux peintures murales et investissant les murs de Matthieu Cossé, qui habitent en effet véritablement l’espace, mais aussi aux céramiques composites de Florent Dubois qui semblent sortir tout droit d’un collage. Surtout persiste une même impression devant les oeuvres de ces artistes : elles semblent suspendues comme si elles contenaient, active, la possibilité infinie des liaisons.

Solenn Morel