Je danse pour ne pas pleurer
Il était inévitable que nous tombions sur un magasin d'articles de fête dans une zone industrielle de la périphérie d’une quelconque ville française, quelque part entre une station-service, un Botanic, un Made4baby et un hypermarché Auchan. L'enseigne verte et rose s'étale sur le côté d'un entrepôt : «~Fête ci Fête ça… ». Nous nous garons et sortons de la Clio 4, nos visages reflétant l'enseigne au néon, pâlissant d'envie.
En entrant dans le magasin, Florent se dirige directement vers les masques, jetant un coup d'œil à la piñata en tête de panda sur le chemin, avant de rassembler un groupe de client·es pour faire défiler les accessoires tout en complimentant leurs baskets. Une parade masquée éclate au fond du magasin comme un flash dance avec un moustique portant des Salomon blanches, un poisson portant des New Balance noires et vertes et un monstre portant des mules Nike roses. Des caricatures du capitalisme font la fête dans l'allée 3.
Valentine regarde les poinçonneuses en forme d'animaux, comme celles utilisées pour les cartes de fidélité de Bubble Tea, tout en écoutant les jeunes employé·es qui se moquent de leur manager : « Faites ci, faites ça… nianiania » iels gémissent en regardant leur TikTok avant de faire des pieds et des mains pour cacher leurs miroirs d'auto-délire (téléphones), lorsque le manager sort pour s'assurer qu'iels crient « C'est du gâteau ! » chaque fois qu'une transaction est terminée. Les yeux de Valentine brillent devant l'absurdité de tout cela, fascinée par la perfection avec laquelle iels jouent le rôle d'un·e employé·e de Fête Ci Fête Ca. Un véritable endoctrinement.
Quant à Églantine, elle commence à frôler discrètement tous les objets emballés dans un étalage qui s'offre comme une sorte de distorsion temporelle où chaque jour est à la fois Halloween, la Saint-Valentin et Noël. Analysant d'abord les techniques d'emballage et se demandant ce que contiennent ces faux cadeaux, elle se rend compte qu'elle se laisse prendre au piège – la boîte emballée créant le désir – et s’enfuit pour explorer la section des emballages cadeaux et s'émerveiller devant les centaines, non, les milliers de sacs et de motifs différents, parfaitement organisés dans des conteneurs en plastique. Un aperçu du désir et du fardeau simultanés que suscitent les possessions matérielles.
Nous nous regroupons devant une nouvelle collection de costumes de Bisounours et de doudous et je pense à la façon troublante dont il est courant de voir une peluche et de commenter son caractère mignon. Sa taille, sa couleur, ses yeux de petit chien battu qui font craquer, le message qu'il transmet à sa·son propriétaire (récepteur·rice, la plupart du temps) – « je t'aime » ou, pire encore, « aime-moi » –, tous ces éléments qui font vibrer notre corde sensible et nous font dire "aww" avant de mettre de côté la peluche couleur lilas, d'ignorer pourquoi elle a de drôles d'oreilles, mais d'accepter que son nom soit Purple juste parce que quelqu'un en a décidé ainsi pour l'objet, avant qu'il ne soit oublié et se transforme en sex-toy pour chien. Le doudou incarne ainsi la « bonne vie », ou les fantasmes néolibéraux conventionnels. Un cadeau câlin qui peut être offert à un·e partenaire, un enfant, un·e patron·ne, un animal de compagnie – tous ces éléments qui composent cette bonne vie – et dont la vente initiale alimente le marché mondial dominant malgré l'évidence de son instabilité et de sa fragilité. C'est le symbole d'un optimisme cruel avant que la fantaisie ne s'évanouisse dans la déception, la dépression, le cynisme…
La fantaisie et l'optimisme cruel peuvent être considérés autant comme des scénarios pour une fête que comme des idées explorées dans les pratiques respectives de Florent Dubouis, Eglantine Laprie-Sentenac et Valentine Traverse. Et le magasin Fête Ci Fête Ça sert de point de départ idéal pour discuter de leurs pratiques. Car un tel magasin masque la complexité de tout ce qui est humain derrière des étalages bombés de paillettes, des emballages élaborés et des lumières clignotantes — comme dans leurs pratiques. Si le désir, la peur, l'évasion par le déguisement, la fiction, la fantaisie, l'extase et le risque de déception se glissent dans les coins du magasin de fournitures de fête, ils habitent également les œuvres de chaque artiste en question. Et la présence et la critique simultanées de l'excès sont toujours en jeu.
Les dessins, peintures et céramiques vertigineuses de Florent Dubois débordent de couleurs et de lignes tremblantes comme des confettis qui vibrent et dansent autour de groupes d'adorables créatures. Pourtant, il arrive souvent qu'un ou deux personnages présents à la fête versent une larme, soient couverts de points de suture (Puppy Suture, 2020), ou regardent le·la spectateur·trice avec désapprobation ou peur. Ses œuvres troublent ainsi la signification esthétique, symbolique et culturelle de la mignonnerie, en enlevant sa valeur nominale et en révélant la vulnérabilité et la perversion qu'elle cache. Alors qu'un ver sans âme câline (ou attaque ?) un jouet singe (Violette, 2022), le mignon et le grotesque se mêlent, devenant presque interchangeables. « Il y avait une fois... une jeune fille seule et malheureuse à qui le sort semblait réserver une vie pleine d'amertume », peut-on lire dans le catalogue Chipie (2023) que Florent vient de publier, sur une note manuscrite scannée, cachée entre les visages souriants et pleurants de doudous et de fruits anthropomorphes. La promesse ainsi faite de soleil et d'arcs-en-ciel, de confettis et de fêtes, s'estompe lentement à mesure que l'on plonge dans l'univers plastique de Florent, l'Optimisme se dépouillant de son manteau pour révéler son nom : Cruel.
L'Optimisme Cruel apparaît de la même manière dans les œuvres de Valentine Traverse. Dessins, collages, sculptures, papier mâché, couches de peinture, objets trouvés (souvent des jouets, des paillettes, des gadgets en plastique) forment des univers kaléidoscopiques habités par des personnages à qui le destin semble de nouveau avoir réservé une vie pleine d'amertume. Bye! Le quartier où tout le monde s'en fout (2021) en est le reflet. Deux bâtiments surmontés d'antennes sont construits par un collage de papier recouvert de couches de peinture, qui dissimulent et révèlent à la fois une publicité d'une agence immobilière et une sorte d'échelle tarifaire (je pense de nouveau à la « bonne vie », et à la façon dont elle peut être mesurée). Pris au piège dans l'unité de l'immeuble, un visage en pleurs avec un long nez, et fuyant la scène, trois personnes-souris (ou doudous ?) qui s'en foutent complètement. D'autres êtres se retrouvent enfermés dans ces univers régressifs ailleurs. Mauvais mauvais bon bon (2022) est une maquette architecturale en papier mâché construite de manière précaire à partir de couches de documents administratifs ; y apparaissent des mots désormais indissociables de notre paysage néolibéral (Uber Eats). Ce qui ressemble d'abord à un jouet se révèle être un piège lorsque nous regardons à l'intérieur et découvrons un visage renfrogné, incapable de s'échapper de cette réalité. Dans Vraiment (2020), un autre personnage au visage triste, cette fois un monstre bleu, peint sur un sac en tissu, admet qu'il n’est « jamais dispo » (rappelant le titre de l'exposition dans laquelle il a été présenté pour la première fois : « Très occupé-es ») : un symptôme chronique de la bonne vie (peut-on le considérer comme une maladie à ce stade ?).
Le sac rappelle le bagage émotionnel que l'on porte en naviguant ce monde à la recherche de la bonne vie tout en étant confronté·e à l’Optimisme Cruel – ce qui nous amène aux œuvres d'Églantine Laprie-Sentenac. « Nous laissons nos sacs à ceux·celles qui n’en ont pas besoin nous prenons leurs sacs à ceux·celles qui vont en avoir besoin nous partons sans sac nous en trouvons un… ». Sacs, valises, emballages, papiers cadeaux, matériel d'expédition et boîtes entrent en collision avec les objets qu'ils dissimulent dans les collages, sculptures et dessins d'Églantine, nous rappelant cette image beckettienne d'un monde marqué par l'accumulation culturelle (et émotionnelle), transmise de personne à personne, de génération en génération. Dans Stücke par 2 (2022), deux boîtes de film alimentaire sont enveloppées dans du papier recouvert de gribouillis aux lignes tremblantes (je pense à Charlie Brown). Les deux boîtes sont ensuite emballées ensemble, en plastique cette fois, attachées et contenues par un fil de métal en forme de bretzel, ou d'étreinte chaleureuse. Si les œuvres de Florent et Valentine régurgitent souvent un excès de couleurs, de mignonnerie et de scénarios vertigineux, l'excès dans les œuvres d'Églantine se révèle dans les gestes et les motifs répétitifs. Les emballages sans fin, les formes répétées (Valises, 2023 ; Unpack Paul Thek, 2023), et l'apparition régulière de jouets et d’images enfantines (des doudous, encore une fois), révèlent et critiquent l'oscillation sans fin entre le désir, la fantaisie et l'Optimisme Cruel – comme une vitrine parfaitement éclairée derrière laquelle des voitures dorées et argentées se livrent à un jeu de catfishing, trompant l'amant·e en lui faisant croire qu'elles sont uniques, alors qu'elles ne sont que des représentations bon marché d'objets de désir (Garage, 2022).
Cette vitrine offre un retour nécessaire chez Fête Ci Fête Ça pour mieux comprendre le lien entre fête et optimisme cruel. Une fête est bien sûr, avant tout, un lieu et un moment de célébration. Mais c'est aussi un moment où l'anticipation accumulée peut être brisée – comme on l'entend dans « It's my party » (« c'est ma fête, je pleurerai si je le veux ») de Lesley Gore, ou mieux encore, dans « Je danse pour ne pas pleurer » de Kim Harlow. C’est aussi un espace dans lequel l'on baisse la garde et où l'on danse, déchaîné·es, entrant dans un état régressif de non-responsabilité pour lutter contre nos maux (aurais-je dû mentionner aussi « Histoire d'un soir » de Bibi Flash : « Ce soir on sort, on oublie nos galères, ce soir on sort on oublie tout » ?). Les fêtes sont donc des moments de vulnérabilité partagée, d'indécision, de lâcher prise, d'émotions débordantes, et des moments dans lesquels l'atmosphère régressive se déguise en espace de lutte.
Je lis les univers régressifs dans les œuvres de Florent, Valentine et Églantine de la même manière que je comprends la nécessité d'une fête en temps de crise (personnelle comme universelle). Placées côte à côte, Farandole de Florent, Black Hole d'Églantine et Voulez vous ? de Valentine révèlent une vulnérabilité qui devient lucidité, ou une hypersensibilité au monde d'abondance qui nous entoure. La sculpture de Valentine prend la forme d'un distributeur de billets où nous sommes confronté·es à la prise de décision dans un monde de chaos total, tandis que le collage d'Églantine présente des formes représentant le plein et le vide, et la peinture de Florent présente une série de personnages mignons et grotesques comme une carte d'humeur, ou un trombinoscope des fêtard·es. Leurs pratiques nous rappellent ainsi une abondance d'émotions, de choix et de non-choix, de néant et de tout, qui rend l'Optimisme Cruel, peut-être, un peu doux, mais, surtout amusant, malgré sa cruauté.
1 En effet, il existe d'autres chaînes de magasins de fête en Normandie, mais nous nous en tiendrons à celle-ci pour des raisons narratives.
2 À ma connaissance, il ne s'agit en réalité pas d'une politique de Fête Ci Fête Ça, mais j'aime l'idée qu'une société dont le nom est un jeu de mots oblige ses employé·es à parler également en jeu de mots tout en affichant la facilité de faire des ventes, et en faisant référence à l'invité essentiel d'une fête (le gâteau). C'est aussi un clin d'œil au spin-off français de 'Nailed it', appelé 'C'est du gâteau', dans lequel des boulangers amateurs s'affrontent pour gagner de l'argent tout en échouant lamentablement à faire des gâteaux anthropomorphes.
3 Voir Lauren Berlant, Cruel Optimism, Durham, Duke University Press, 2011.
4 Samuel Beckett, Comment c’est, Paris, Les Éditions de minuit, 1961
5 L'hypersensibilité et la vulnérabilité partagée étaient des sujets explorés dans une exposition que j'ai organisée à monopôle, à Lyon, intitulée ('·_·`) et présentant des œuvres de Valentine Traverse et d'Églantine Laprie Sentenac en septembre 2022.
Curatrice, critique et traductrice américaine, Katia Porro a obtenu un master en l’histoire du design de Parsons Paris et un master en art contemporain et études curatoriales de Sorbonne-Université. En 2020-2021, elle a été Associate Director de la résidence Amant Siena. Depuis 2021, elle est directrice artistique d'In extenso (Clermont-Ferrand) et rédactrice en chef de La belle revue.