Papillonnage

Stephen Knott2018

Papillonnage par Stephen Knott [version française par Laurent Perez], 2018

On peut considérer l’oeuvre céramique de Florent Dubois comme cumulative. De grands récipients branlants, parfois avachis, y semblent près de crouler sous la masse des matières qui s’y accumulent : météores d’argile aux couleurs brillantes et couverts de points, grappes de raisins, formes-verrues roulées en boule, l’ensemble couronné de piles d’objets trouvés en céramique, entassés comme des déchets sur de larges bords, tout cela tenu ensemble grâce à l’émail faisant office de colle. L’éventail des couleurs surprend. Des visages émergent souvent de ce fatras. Des yeux et/ou des bouches sont creusés dans le côté des récipients, semblables aux caricatures clownesques que représente Dubois dans ses peintures et ses dessins.

Les formes sont lâches. L’oeuvre semble indisciplinée, comme si l’artiste était surtout stimulé par l’idée de tout ce qu’il pourrait y ajouter. Leur esprit est celui du papillonnage, terme utilisé par le philosophe Charles Fourier pour décrire la plus singulière des passions humaines : l’amour de la diversité, de la variété et du changement, qu’illustre le vol brisé, haché et élégant de l’insecte ailé auquel il emprunte son nom.

Le papillonnage est l’attitude du créateur polymorphe compulsif, moins curieux des détails d’un livre que du spectacle de livres à demi-finis jonchant la maison, fasciné par les expériences les plus ordinaires lorsqu’elles sont précédées d’un événement spectaculaire, et dont les entreprises variées s’enrichissent mutuellement 1. La structure sociale imaginée par Fourier se fonde sur le travail attractif ; au-delà du petit nombre de tâches nécessaires à la subsistance, ses membres sont libres de faire ce qu’ils veulent. Chaque jour est un dimanche, une fête permanente, une succession d’activités intéressantes, vouées à satisfaire une insatiable curiosité. Quitte à ce que l’abondance d’informations et d’expériences se fasse parfois écrasante, menaçant constamment d’échapper à tout contrôle, comme les technologies numériques actuelles qui permettent de glisser si facilement d’une chose à l’autre.

Le matériau constitutif des céramiques de Dubois est tout aussi excessif dans ses couleurs, ses formes, ses émaux et ses matériaux. Durant notre entretien, Dubois compare le processus de montage de ses céramiques à celui consistant à mélanger d’énormes quantités d’ingrédients divers dans un grand chaudron. Certains de ses récipients sculptures-bros évoquent en effet des chaudrons – évidemment bouillonnants. Comme le chaudron, le four est une sorte d’arène instable, émotive, magique dont surgissent des résultats chaque fois différents. Liées à la France prémoderne, les références druidiques ne passent pas inaperçues, à commencer par les visages évoquant des faunes, des lutins et autres fantastiques êtres des bois.

Dubois décrit également la céramique comme un « aimant » attirant à lui toutes sortes d’objets trouvés, de débris, comme la flamme d’une bougie «charme » les papillons de nuit. Une de ses oeuvres est ainsi parsemée sur toute sa surface de cigales en céramique provenant de magasins de souvenirs du sud de la France. L’insecte prospère dans la chaleur torride de la Méditerranée, émettant la bande-son des vacances d’été. In situ, une abondante vie parasitaire –papillons et cigales, entre autres – dérange les taxonomies scientifiques visant à la comprendre autant qu’à la contrôler – association que l’épinglage des insectes exprime presque littéralement dans la lépidoptérologie. En mettant en scène une nature près de déteindre sur la civilisation industrielle moderne, la joaillerie biomorphique Art nouveau de René Lalique remettait déjà cet ordre en cause.

Autre manifestation récente de cette entomo-esthétique de l’excès dans le film de Peter Strickland The Duke of Burgundy (2014), dont une scène montre une nuée de papillons de nuit engloutissant l’image, jusqu’à étouffer le champ visuel et acoustique du spectateur.

Dans la céramique, les récents mouvements artisanaux qui s’efforcent de faire revivre ou de sauver des pratiques vernaculaires «moribondes » se savent menacés de submersion par les mugs illustrés, les figurines souvenir et les moulages peints à l’engobe, tout comme par la production industrielle de multiples. Pleinement conscient du sérieux qui inspire généralement les projets de renouveau artisanal, Dubois intègre toutefois avec délectation à son oeuvre des formes aussi omniprésentes que calomniées. Rien ne lui est plus étranger que le conservatisme d’un Jean Lurçat, qui ne sauva la tapisserie française (d’Aubusson en l’occurrence) pendant la Seconde Guerre mondiale que pour imposer par la suite des standards techniques exigeants, prohibant toute expérimentation future 2. Tout à sa vénération de la philosophie anglo-orientale du récipient, Bernard Leach établit quant à lui un « standard » en matière de poterie qui excluait le vaste éclectisme des modes de production de la céramique contemporaine 3. Ces messieurs ne plaisantaient manifestement pas avec ces choses-là.

La céramique de Dubois peut être rangée aux côtés de la production d’autres praticiens de la « céramique bâclée », artistes contemporains travaillant l’argile hors des sentiers battus de la poterie d’atelier conventionnelle. Les oeuvres de Caroline Achaintre, Aaron Angell, Emma Hart, Sterling Ruby, Jesse Wine sont comparables aux siennes en termes de forme, d’émaux, de couleur et de finition, et dans le désordre volontaire qui leur permet d’explorer les qualités viscérales du médium. L’enthousiasme de Dubois envers l’histoire riche — mais assez mal documentée, du moins en France —, de la céramique, contraste cependant avec l’insouciance (Hart et Achaintre) ou l’hostilité (Angell) de ces artistes. Cette curiosité est un élément essentiel du papillonnage de Dubois. L’artiste s’intéresse en effet particulièrement aux potiers d’Accolay, poterie établie non loin du village bourguignon du même nom. Le groupe est formé en 1944 par quatre amis cherchant à échapper au S.T.O. (Service du travail obligatoire, au service de l’effort de guerre allemand). Ils acquièrent la gloire dans les trente années suivantes, vendant aux vacanciers bijoux, boutons, objets décoratifs, paniers à fruits, cadres et autres bibelots en céramique, dans les stations-services de deux routes nationales. L’artiste canadien Rafael Giaroussu les rejoint en 1952 ; c’est largement sous son influence que le groupe développe des pièces humoristiques ou en rapport avec l’actualité politique et culturelle 4. Il fournit ainsi un nouvel exemple de céramique souvenir, production dontl’histoire suscite souvent peu d’intérêt, loin des grands récits des manufactures nationales de Sèvres et de Limoges et de la British Studio Pottery. Les formes terreuses, parfois banales, des potiers d’Accolay, ces formes prolo-populaires, brunes et épaisses, si indissociables, pour beaucoup, d’un lieu et d’une époque, témoignent pourtant d’un amour profond de la culture vernaculaire, prémoderne et pré-révolutionnaire, extrêmement caractéristique de la culture matérielle populaire française.

Des chiens du Staffordshire aux Toby Jugs en passant par les petits paysages moulés et décoréscoulés à la barbotine ou encore les produits Sylvac, les nombreux équivalents des potiers d’Accolay que compte le Royaume-Uni méritent d’être rangés avec eux dans la catégorie du vernaculaire de la société de consommation. Les végétaux anthropomorphes (pots d’oignons éplorés, céleris enjoués, pommes à l’air effronté) des « pots à visage » de Sylvac rappellent les visages des céramiques de Dubois. On ne s’étonnera donc pas de retrouver des pots Sylvac, désormais objets de brocante, dans certaines pièces de Dubois. (J’ai été particulièrement sensible à cet aspect, conservant moi-même des pistaches dans une poterie « betterave » Sylvac.)

L’oeuvre de Dubois rend hommage aux contextes quotidiens et domestiques qui sont ceux dans lesquels nous sommes le plus souvent confrontés à la céramique. Expérimentale dans ses usages des émaux et dans ses formes, elle n’en renvoie pas moins à la légèreté de coeur de l’objet-souvenir et à l’humour des figures à l’engobe. Cet intérêt pour la culture matérielle populaire implique d’adopter l’habit du papillon, avec ce que cela suggère de prédilection pour l’éclectisme, la différence, la variété, le hasard et l’accumulation plutôt que la singularité et la clarté. Dès ses premières incursions dans la céramique, Dubois a été impressionné par la quantité de sentiments et d’idées que peut « compresser » l’argile. Travaillant l’argile directement, sans plan préalable, il est parvenu à produire des oeuvres qui recèlent l’humour, le romantisme, la pluralité et l’effervescence de la céramique populaire quotidienne et de ses formes mystérieuses et oubliées – dont elles sont en même temps le monument.

1 Charles Fourier, Théorie de l’unité universelle, Paris, 1822

2 Voir à ce sujet l’excellent article de Claire O’Mahony « Renaissance and Resistance:Modern French Tapestry and Collective Craft», Journal of Modern Craft, 9(3), 2016

3 Bernard Leach, Le Livre du potier (1945), trad. M. Scalbert-Bellaigue et B. Lhote-Sulmont, Paris, Dessain et Tolra, 1973

4 « L’Histoire des potiers d’Accolay », site Internet Les Potiers d’Accolay, http://accolay.com/pages.php?groid=87 (Consulté le 14 mai 2018.)

Papillonnage

By Stephen Knott

We can think of the ceramic work of Florent Dubois as cumulative. Unsteady large vessels, sometimes slumped, seem barely able to hold the stuff on them: meteors of brightly colored bespotted clay, grape forms, rolled-up balls, and piles of found ceramics collated like rubbish on top of wide rims. Glaze is used as glue to keep everything together, and the panoply of colors astounds. In many of the vessels, faces appear underneath the ceramic potpourri, eyes and/or mouths gouged out of the side, similar to the clownish caricatures that appear across Dubois’s paintings and drawings.

The work is loose in form and seemingly undisciplined, its maker excited by what can be thrown at it. They have the spirit of papillonnage, the term the philosopher Charles Fourier used to describe that most unique of human passions: the love of diversity, variety and the alternate, exemplified by the broken, stuttering and elegant path of the winged insect from which it takes its name. 

Papillonnage describes the inveterate multitasker, not interested in poring over the details of one book but with half-finished books strewn across the home; fascinated by the most mundane of experiences if they are preceded by spectacular occasion; with different activities benefitting from their mutual undertaking 1. Fourier envisaged a social structure based on attractive work whereby, beyond a few necessary subsistence-related tasks, members of society could do what they wanted. Everyday could be like Sunday, a permanent festival; a constant accumulation of interesting activities satisfying insatiable curiosity. However, as with today’s digital technologies that facilitate lateral movement from one thing to the next, the abundance of information and experience can be overwhelming, constantly threatening to spill out of control.  

The constituent material of Dubois’s ceramics possesses this same excess: of color, of form, of glaze and of material. In our conversation, Dubois likened the process of bringing together his ceramic pieces to mixing together lots and lots of different ingredients in a big cauldron. Indeed, some of his vessels bear a resemblance to a cauldron, bubbling over, of course. And the kiln, like the cauldron, is a kind of unstable, emotional and magical arena where outcomes are different each time. Druidic references to a premodern France are hard to ignore, especially as the faces on many of Dubois’s pieces look like fauns, imps, or other whimsical woodlandia. 

Dubois also characterized ceramics as a “magnet” attracting all sorts of readymades and leftovers. More like “moths to a flame.” One piece is peppered on the surface with ceramic cicadas found in gift shops across southern France. It is an insect that thrives in the blistering heat of the Mediterranean, producing the soundtrack of summer holidays. Abundant bug life in situ – butterflies, cicadas among them – disturbs the scientific taxonomies that have been established to try to both understand and control them (an order quite literally maintained, in the case of lepidopterology, by pinning the insects down). René Lalique’s art nouveau jewel-encrusted biomorphic creations challenged this order, depicting a nature that threatens to bleed into industrial, modern civilization. One scene of the 2014 film The Duke of Burgundy directed by Peter Strickland sees a swarm of moths engulf the frame, with the visual and aural registers of the viewer eventually muffled out. This, just one recent manifestation of an entomo-esthetic of excess.

In ceramics the figurative mug, souvenir figurine, and slipware casts, as well as the industrially produced multiple, have long threatened to swamp fledgling studio craft movements that seek to revive or rescue “dying” vernacular practices. Dubois integrates these ubiquitous yet maligned forms into his work with relish and full awareness of the seriousness usually surrounding projects of craft revival that he is transgressing. Dubois bemoans the conservatism of Jean Lurçat, who after saving tapestry (namely Aubusson) for the French nation during the Second World War, then proceeded to enforce exacting standards of technique, barring further experimentation 2. Bernard Leach, in his veneration of an Anglo-Oriental philosophy of the vessel did a similar thing, establishing a “standard” of pottery that excluded the huge eclecticism of contemporaneous ceramic production methods from its ambit 3. Certainly no frippery for these gentlemen. 

Dubois’s ceramics could be grouped alongside the output of other practitioners of “sloppy ceramics,” contemporary artists interested in working in clay who wander far from the conventional studio pottery path. Caroline Achaintre, Aaron Angell, Emma Hart, Sterling Ruby, Jesse Wine – they do similar things with form, glaze, color and finish. They’re messy, but deliberately so, exploring the visceral qualities of the medium. But these artists’ relationship to the history of ceramics – from insouciance (Hart and Achaintre) to disavowal (Angell) – is in contrast to Dubois’s enthusiasm. Curiosity toward this rich and not always well documented history – in France at least – is key to Dubois’s papillonnage

Dubois is particularly fascinated by Les potiers d’Accolay, a pottery established near to the village of this name in the Burgundy region. The troupe was formed in 1944 by four friends seeking refuge from obligatory work supporting the German war effort (Service du travail obligatoire) and their fame came in the next 30 years, selling a range of ceramic jewelry, buttons, ornamental pieces, fruit baskets, frames, and other trinkets to traveling vacationers in gas stations on two of France’s arterial roads. The group was joined in 1952 by a Canadian artist, Rafael Giaroussu, who was largely responsible for developing pieces that were humorous and responded to major political and cultural events 4. This is an example of ceramics as souvenir-ware, a history that is often presumed inconsequential, far from the grand narratives of France’s national manufacturers of Sèvres and Limoges, and Anglo-American studio pottery. Nevertheless, the earthy, sometimes derivative forms of Les potiers d’Accolay – lumpen heavy brown forms that marked a time and place for many – reveal a salient aspect of popular French material culture, i.e., a deep love of the vernacular, the premodern and prerevolutionary. 

There are many equivalents of Les potiers d’Accolay in the UK, which we could dub consumer-culture vernacular, namely, Staffordshire Dogs; Toby Jugs; small landscapes made from slip molds; Sylvac-ware. The so-called “face pots” produced by Sylvac appear on some of Dubois’s pieces. This is no surprise. They are flea-market fare that comprises anthropomorphized vegetables – pots of crying onions, jolly celery and a cheeky-looking apple that look similar to the faces on Dubois’s ceramics. (I was particularly drawn to these, as I keep pistachios in my own Sylvac beetroot). 

Dubois pays homage to the everyday and domestic contexts in which we mostly encounter ceramics. Vibrant experiments in glaze and form they might be, but they reference the light-heartedness of souvenir-ware and humor of slip-cast figures. In taking popular material culture as your reference point, it is vital to adopt the guise of the papillon; the emphasis is on eclecticism, difference, variety, randomness and accumulation over singularity and clarity. In his early explorations into ceramics, Dubois was impressed with the amount of feelings and ideas that can be “compressed” into clay. Working directly with the clay without a pre-arranged plan, Dubois has managed to produce works that contain the humor, romance, plurality and effervescence of everyday popular ceramics, while simultaneously providing a monument to these arcane, forgotten forms.

1 Francois Charles Marie Fourier, The Passions of the Human Soul, trans. Rev J. R. Morell. London, 1851.

2 For an excellent article on this subject, see Claire O’Mahony, “Renaissance and Resistance: Modern French Tapestry and Collective Craft,” Journal of Modern Craft 9 (December 2016).

3 Bernard Leach, The Potter’s Book. London: Faber and Faber, 1945.

4 “L’histoire des potiers d’Accolay” les potiers d’accolay: galerie potiers d’accolay website.

Available at: http://accolay.com/pages.php?groid=87 (accessed 14 May 2018).